Nous partageons la retranscription de l’intervention audio d’une combattante internationaliste, membre des YPJ, et ayant combattu à Serekaniyé en octobre 2019. Cette intervention a été enregistré début février 2020 pour l’événement organisée le 15 février à Bruxelles.

Février 2020
Tout d’abord, je voudrais saluer tou-te-s les camardes qui se sont rassemblées pour cet événement sur la situation au Rojava, sur la guerre qui n’a pas commencé en octobre avec les bombardements turques, mais qui a commencé il y a déjà plusieurs années déjà. Le travail de solidarité d’Europe reste important. Mon expérience ici est faite à la fois de travail avec la société civile et dans l’auto-défense (avec les unités YPJ). Parce que j’ai compris que ces deux aspects sont inséparables. On sait que les femmes ont toujours été des figures fortes de la résistance, mais aussi les premières victimes du capitalisme et du patriarcat, et le Rojava ne fait pas exception de cette règle. C’est pourquoi la lutte ici est si importante.

L’objectif d’inclure toutes les personnes opprimées est le fruit du travail de beaucoup d’amis du mouvement. Un objectif du mouvement des femmes était de construire des structures autonomes avec la capacité de se défendre. Mais pour atteindre ce point où les femmes forment une partie active de la défense, cela a pris du temps. Les femmes au Rojava ont réussi à rassembler des femmes de cultures différentes. Elles ont été unis dans des structures d’auto-défense, et dans une vie collective. Et c’est comme ça qu’elles résistent au quotidien capitaliste, avec une démarche de vie collective. Le travail civil s’adresse aux femmes kurdes, yézidies, arabes, arméniennes, assyriennes.

Dans la vie des femmes au Moyen Orient, il n’y a pas 36 choix. La famille choisit le mari, et pour le reste de ta vie, tu vas t’occuper du travail domestique et de la famille. Donc le féodalisme est toujours très présent ici. C’est pour ça que les mères et les filles qui rejoignent la révolution sont une grande inspiration pour moi, ces mères qui laissent partir leurs filles pour aller dans les montagnes, rejoindre les YPJ sont très courageuses. Elles doivent se demander “quand est-ce que je vais revoir ma fille, peut être que je ne la reverrai plus jamais”, mais elles sont fières de les laisser partir pour rejoindre la lutte. Parce qu’elles savent qu’elles rejoignent la lutte pour défendre leur pays. Et c’est ainsi que le mouvement s’oppose au grand ennemi depuis 40 ans. Après avoir connu la vie quotidienne des femmes ici, j’ai rejoint les structures d’auto-défense pour comprendre la vie des jeunes femmes kurdes et arabes ici : Qu’est-ce qui les motive à rejoindre la lutte, les structures autonomes ? Ça leur donne la possibilité de se libérer aux côtés d’autres femmes qui ont le même esprit de résistance. Ça m’a fort impressionnée. Toutes les femmes se rejoignent et partagent tout. Et ce que nous partageons, les femmes et les camarades non-binaires d’Europe, c’est l’oppression spécifique que nous subissons du patriarcat, du capitalisme et du fascisme. Leur dévotion à la lutte est ce qui m’a le plus impressionné. Elles ont un impact important sur la société, ces images de femmes combattantes, leur volonté de laisser derrière elles l’individualisme, la famille, la propriété privée. Cette lutte contre le capitalisme donne le sens aux structures autonomes. Elles permettent à la fois de surmonter les problèmes de la vie de tous les jours que nous connaissons toutes, et de combattre le fascisme venant de Turquie et son nettoyage ethnique, et la radicalisation de Daesh. Daesh et la Turquie sont le même ennemi, ils essayent tous les deux de détruire les structures horizontales et démocratiques ici. Et ils n’y arrivent pas. C’est la réussite des structures ici, elles ont réussi à se rendre visible, et à se connecter avec des luttes internationales, comme en Amérique Latine, en Europe, en Asie… Elles sont intégrées dans des réseaux de structures qui se confrontent directement au capitalisme et au patriarcat.

Le contexte ici est différent de celui en Europe, c’est vrai qu’on ne peut pas transposer tout. Mais ce que j’ai vécu ici, c’est le soutien que les femmes se donnent mutuellement face à une oppression qui les concerne toutes en tant que femmes. Pour briser la binarité de genre, il faut se libérer de l’oppression, dans le contexte. Et ici, le contexte est un contexte de guerre qui cible l’idéologie et la culture. Les deux se basent sur une ancienne tradition qui trouve ses racines en Mésopotamie, quand les femmes étaient au centre de la vie quotidienne. Elles ont été à l’origine de la résistance, et de l’approche collective pour se défendre et résoudre des problèmes. Ce n’est donc pas étonnant que des jeunes filles veuillent rejoindre le combat. D’autant plus qu’elles sont nombreuses à connaître des martyres qui sont tombées au combat contre Daesh. Il est donc évident que ces jeunes filles et femmes rejoignent la résistance. Elles apprennent l’histoire et le sens du mouvement ici. Et elles luttent non seulement pour se libérer elles-mêmes, mais pour libérer toutes les femmes. Elles n’ont plus peur de dire qu’elles sont kurdes ou qu’elles sont arabes. Elles n’ont plus peur d’affronter des années de patriarcat qui ont créé cette binarité.

Mais ici, avant de prendre cette décision de rejoindre la lutte, souvent les amies ont fait l’expérience de la guerre. Grandir en tant que femmes est déjà une lutte, puis certaines affrontent le fait de tout perdre. C’est comme ça qu’elles comprennent qu’il est important de combattre l’ennemi.

J’ai vu la résistance courageuse des combattantes à Serekaniyé, j’ai vu des mères qui ont ouvert leurs portes, à nous, les unités YPJ. Au front, on mangeait la nourriture que ces femmes, ces mères et grand-mères avaient préparé pour nous. Même quand certains repas ne pouvaient pas arriver jusqu’à nos postes, elles les préparaient quand même. Parce que partout, tout le monde travaille pour la défense, il n’y a pas une tâche qui est plus importante qu’une autre. Le YPJ ne peut exister que parce que derrière il y a des mères et grand-mères qui les soutiennent. Et parce qu’il y a des femmes, jeunes et vieilles, qui laissent derrière elles la peur, la vie individualiste, pour se battre contre le patriarcat, pour se défendre, défendre leur mère, leur grand-mère, leur pays. C’est une lutte pour la vie, pour la libération de la société.

Quand la Turquie a commencé son attaque, les mères kurdes devaient quitter la ville avec les enfants. Elles ne pouvaient rien prendre avec elles, ces familles ont tout perdu, elles vont vivre dans des camps de réfugiés, sans perspective de reconstruire la vie qu’elles avaient. Les enfants ne vont pas à l’école, et malgré tous nos efforts, nous ne pourront pas soutenir toutes les familles. Et maintenant elles nous remercient de défendre leur ville. Ces femmes vont regarder les infos et voir que certaines de ces combattantes sont tombées martyres dans la résistance. Et ces mères vont vouloir pleurer, mais elles ont aussi la responsabilité de leurs filles. Et ces filles vont regarder leurs mères et dire : je veux y aller aussi, je veux rejoindre les YPJ, je veux défendre ma famille, mon pays, et ces mères vont comprendre que leurs filles vont faire partie de la résistance contre la Turquie et aussi contre Daesh. Et ces mères, au final, vont permettre à leurs filles de rejoindre le combat, pour défendre la vie en soi. Toutes mes camarades ont vécu des histoires similaires. Quand l’attaque de la Turquie a commencé, nos unités étaient à Serekaniyé. Nous y étions depuis 2 mois, et on se préparait avec les familles. On avait plein de discussions. Quand les bombardements ont commencé toutes ces familles étaient dans la ville, en pleine préparation. Et je me souviens de la fumée, des bombes, des drones, et ces mères ont dû quitter la ville, mais elles étaient avec nous, on était ensemble. Et on mène le même combat. Cette force des femmes m’a permis de comprendre comment elles réussissent à aller de l’avant dans tout le Kurdistan et à l’international. 

Je ne me suis jamais sentie seule. En plein milieu de la pluie de bombes, notre unité était plus forte que jamais. J’ai compris que le plus important, c’est de savoir pourquoi tu prends l’arme à la main. J’ai souvent vu ce qui nous unissait toutes. Nous partageons la même oppression, et créons nos espaces d’auto-défense. Les camarades, en plein milieu de cette guerre, m’ont donné le sentiment le plus beau que j’ai ressenti depuis longtemps : c’est le dévouement au combat pour la vie. C’est une défense, une décision idéologique. C’est pour ça que nous ne nous sommes pas encourues. Je le vois moi-même, les femmes sont des révolutionnaires déterminées, et le sujet actif dans cette lutte. Elles savent qu’après leur mort, il y en aura d’autres, et on gardera la mémoire, et d’autres les suivront et construirons ce monde. J’avoue que par moment, j’ai ressenti de la peur, mais je me suis aussi sentie pleine de passion, d’adrénaline. Quand on est entourés par l’ennemi, on assure la sécurité d’une partie de la ville, pour protéger les familles qui sont encore là. Et parce qu’on s’occupe des amies blessées, et en mémoire des amies qui sont déjà tombées. J’ai perdu des camarades, nous toutes avons perdu des camarades, et nous devons pleurer en silence. Et au lieu de perdre courage, on est encore plus fortes, plus déterminées. Et la société ne peut pas être libre, sans que les femmes ne soient pas libres. C’est quelque chose que j’ai compris ici. Rejoindre les YPJ, c’est une forme d’amour et de dévouement à la lutte. Et la guerre amène aussi l’ennemi plus clairement devant tes yeux. Il t’aide à prendre des décisions et à rester fortes. La guerre te révèle l’amour que tu as pour les tiens. La guerre montre que la résistance va continuer.

L’idée que la résistance à Afrine continue après deux ans pousse de jeunes amies à rejoindre la lutte. Ça te pousse à tout donner pour celles et ceux qui sont proches de toi. Donc je dois admettre que la guerre ici n’est pas terminée. Parce qu’ils sont prêts à détruire une partie du territoire, et à transformer des centaines de filles, de mères, de familles, en réfugiés. Sur le territoire, maintenant, il y a un front à Tel Tamir, à Idlib… C’est un processus en cours. Et les villages continuent à résister, mais on a besoin de votre aide, on a besoin de la solidarité internationaliste. La Turquie continue à attaquer nos postes de défense. La vie quotidienne dans ces zones est complètement transformée. Les hôpitaux sont toujours en état d’alerte. En 10 jours, plus de 300 amies ont été blessé-e-s dans la défense de Serekaniyé. En 10 jours seulement, alors imaginez ce que ça peut être si la Turquie mène une offensive plus importante. La révolution au Rojava sera toujours sous attaque, parce que c’est une résistance au capitalisme et au patriarcat, c’est pour cela que notre connexion ne devrait jamais s’arrêter. Parce qu’ici, la base du travail est dans la société, et dans la poursuite de la construction de structures démocratiques, et de processus collectif. C’est une menace claire pour nos ennemis. Et ce qui est encore plus angoissant pour le fascisme et le totalitarisme, c’est que ces structures sont menées par des femmes. Et c’est notre arme. C’est pourquoi, c’est très important que de l’extérieur, on sente que les kilomètres de distance ne changent rien. Je sens ici que l’important n’est pas où tu luttes, mais comment et avec quel engagement. C’est pourquoi je veux dire à toutes les camarades, que toute image, toute vidéo, tout texte qui nous sont parvenues pendant la guerre ont été à la hauteur de ce qu’on peut attendre de la solidarité internationale. C’était génial, et très touchant de voir les photos de toutes ces actions, et c’est pourquoi, c’est très important de comprendre que même si le Rojava n’est plus aux infos maintenant et que Serekaniyé est probablement perdue, ici, les gens continuent la résistance. Et c’est important de leur faire savoir qu’ils ne sont pas isolées, et que vous en Europe, en Amérique Latine, en Amérique du Nord, en Asie, que tout le monde les soutiennent.

Et je veux dire à vous tous et toutes qui m’écoutez, j’espère que vous sentez ce que j’essaye de dire, et que vous continuez à défendre les structures autonomes des femmes. Nous avons besoin de nos propres espaces, pour grandir, et pour affronter ensemble les structures patriarcales et capitalistes, même à l’intérieur de nous-mêmes. Ça fait partie de la lutte ici. Une perspective révolutionnaire ne peut pas exister sans un travail sur soi-même. Nous devons construire une personnalité militante, abolir la compétition entre femmes, apprendre à nous aimer entre nous et mener la lutte ensemble. Pourquoi le Rojava est-il devenu un lieu de révolution pour les femmes ? Parce toutes les femmes y sont inclues, parce que nos différences sont insignifiantes face à notre ennemi. C’est pourquoi nous devons prendre soin de nous toutes mutuellement, et inclure tout le monde pour être fortes. Pour être capables de construire des perspectives à long terme, pour nous et pour toutes ces mères au Kurdistan. Parce que les mères au Kurdistan sont aussi nos mères en Europe.

Femmes, c’est synonyme d’auto-défense. On est comme les roses qui ont leurs propres épines pour se défendre. Nous, les femmes, et les personnes non-binaires, nous sommes l’auto-défense. C’est pourquoi nous devrions grandir ensemble. C’est pourquoi nous devrions toutes comprendre que, ici, c’est notre révolution à nous toutes. C’est notre responsabilité de la défendre. Si nous ne le faisons pas, qui le fera ? C’est le moment de sentir que la distance n’est pas importante. Ni les tank, ni les bombes ne peuvent détruire une révolution de 40 ans pour la libération des femmes. Toutes les femmes qui sont tombées martyres pour construire un chemin ensemble, pour écrire le livre de l’histoire dans lequel nous avons notre place. C’est notre responsabilité, camarades, de nous inclure toutes, et d’abolir les différences, et d’aller sur cette route ensemble.

Le travail ici n’est pas terminé, nous allons continuer le combat, comme vous toutes dans vos villes, dans vos quartiers. Il n’y a pas de guerre qui peut arrêter la construction de la solidarité et de mouvement de femmes.

Je vous remercie de m’avoir donné l’opportunité de m’exprimer, c’est important de poursuivre la communication. Je suis sûre qu’un jour nous pourrons parler directement. Je vous envoie toute ma solidarité, mon amour, ma force d’ici. Et ici, nous, les unités de défense, nous continuons la lutte, nous sommes debout, pour les amies que nous avons perdues ces derniers mois nous allons poursuivre sur ce chemin. Et pour la volonté de vous rencontrer toutes dans nos vies, nous allons continuer le combat, et je vous souhaite de la force pour votre combat, parce que c’est aussi le nôtre. Tout notre soutien d’ici, dans les rues, dans les montagnes, au Moyen-Orient, en Europe, en Amérique Latine. Nous ne sommes jamais seules parce qu’ensemble nous sommes fortes. C’est l’approche la plus importante pour la lutte : engagez-vous pour vos idées, croyez en vos idéaux, croyez en vous et en vos camardes, et construisez le chemin pour les futures générations. 

Serkeftin ! Biji YPG/YPJ ! Biji Berxwedana Rojava ! Biji les luttes féministes !

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